Saturday 10 August 2013

«Etre fort pour être utile », et de fausses conceptions du Parkour.



« Etre fort pour être utile », une phrase simple qui, pour beaucoup, résume le parkour. Malheureusement, je pense qu’elle n’a pas été comprise correctement, et qu’il s’ensuit une fausse conception très répandue, non seulement chez le public, qui de toute évidence n’a jamais pu comprendre le parkour (et on ne peut l’en vouloir !), mais également chez les pratiquants, qui eux devraient être à même de comprendre leur propre discipline. Surtout, les pratiquants me semblent avoir le devoir de comprendre, afin de ne pas perdre le sens de la discipline.
Je ne parlerai pas ici du freerunning, même si la confusion y est similaire.

Qu’est-ce qu’"être fort pour être utile", le but affirmé du parkour ? Les réponses qui fusent en général, venant autant du public que des pratiquants, fussent-ils puristes (cela s’est vérifié durant les « débats » -si l’on peut appeler ça des débats- concernant la compétition cet hiver), sont semblables aux suivantes :
Le parkour PUR c’est pouvoir « sauter de toit en toit », « échapper à la police/à un tigre/à un requin blanc terrestre urbain », « sortir d’un bâtiment incendié », etc. Je caricature, mais à peine.
Ces réponses ne sont évidemment pas fausses, en soi. Mais, très franchement, quelle est la probabilité d’un tel événement ? Soit vous êtes pompier, ou habitant d’un pays en guerre, soit vous perdez votre temps à vous entrainer pour un événement improbable. Si vous voulez vous rendre utile, devenez pompier, ambulancier, ou policier (comme l'a fait remarquer Scott Bass)[1]. Oui, il faut être prêt à toute éventualité, mais dans ce cas pourquoi négligeons-nous la course à pied (la ville est essentiellement constituée d’espaces vides, et le moyen le plus efficace pour franchir cet obstacle rapidement est… de courir ! Surtout que généralement, lors d’une poursuite, la manière la plus efficace de franchir un obstacle est encore de le contourner), la natation, l’escalade, les techniques d’auto-défense ? Réfléchissez et avouez-le à vous-même : ce n’est pas pour être prêt à tout que vous vous entrainez. Est-ce que vous faites des entrainements en situation extrême, avec du stress ? De la fumée ? La faim et l’épuisement comme compagnons ? De très longs enchainements en improvisant totalement avec d’épuisants (et ennuyeux) sprints dans l’espace qui sépare les obstacles ? Si oui, alors félicitations, vous faites partie d’un nombre extrêmement rare de pratiquants, et vous rejoignez le concept de « Randori Parkour » d’Amos Rendao[2]. (Oui messieurs les compétiteurs, c’est ça la mise en situation réelle, ce n’est pas exactement la compétition). Mais est-ce vraiment la peine si la probabilité d’un événement extrême dans votre vie est quasi nulle ?

La réponse est oui, indirectement. Le parkour a une utilité beaucoup plus prosaïque que de devenir un justicier masqué capable de s’élancer dans le vide en cas d’incendie.
Le parkour est une méthode d’entraînement fun (pas dans le sens où l’on ne prendrait pas notre entraînement au sérieux, mais dans le sens où l’on y prend du plaisir, du moins la plupart du temps). Méthode qui permet d’obtenir des corps efficaces dans de nombreuses situations, des corps capables de s’adapter, et cela accompagné d’un esprit tout aussi fort.
L’utilité qui découle de cette méthode, c’est également monter sur un toit pour ramasser le ballon qu’un gamin a égaré. C’est passer au-dessus d’une barrière sans effort, sans même y penser. C’est se déplacer dans la vie de tous les jours en harmonie avec son corps. C’est savoir amortir correctement les chocs, ne serait-ce qu’en descendant d’un bus sans marchepied. C’est déplacer un meuble pour aider ses grands-parents. On sort totalement du cadre du moyen de locomotion parkour pour entrer dans les bienfaits de la méthode d’entrainement parkour. Créer des hommes forts et complets dans le sens de George Hebert ou David Belle, c’est créer des hommes forts pour la vie est pas simplement pour un jeu qui consiste à grimper et sauter sur des murs.

Venons-en maintenant à une autre explication de l'utilité du parkour, souvent mentionnée: « aller du point A au point B le plus rapidement possible ». Depuis quand le but affirmé du parkour est-il de se déplacer le plus rapidement possible ? Certes, il y a des occasions où la rapidité est de mise, mais bien d’autres où, au contraire, il serait plus judicieux de prendre son temps afin d’assumer sa propre sécurité, éviter les erreurs, conserver son énergie. Je marche, une barrière est devant moi. Je veux simplement atteindre mon point B, peu importe ma vitesse. J’enjambe la barrière, je n’ai pas perdu d’énergie, je n’ai pas eu à y réfléchir, je l’ai fait sans effort, je n'ai pas pris de risque inutile. Pourtant, à nul moment je me suis mis à courir pour atteindre le point B. Ce n’est pas parce que je me déplace avec tranquillité que je n’utilise pas pour autant mon bagage de techniques apprises par le parkour. La définition correcte n’est donc pas « aller du point A au point B le plus rapidement possible », mais « aller du point A au point B avec efficience ». Le concept d’efficience recouvre ainsi un contexte beaucoup plus large, tient compte de la conservation d’énergie, et de notre propre intégrité physique le long du chemin, tout en conservant les rares cas où cela devra également être fait rapidement.

Quand on regarde une vidéo de parkour, ou lorsque l’on observe des pratiquants s’entraînant, on peut avoir l’impression que les efforts sont inutiles. En effet, il s’agit bien là d’entrainement, et les répétitions, les allers-retours, les chemins comportant des prises de risque en apparence inutiles ou des détours que nul n’aurait pris lors d’une réelle recherche d’efficience, font qu’il apparaît difficile de voir à première vue en quoi le parkour se distingue d’un simple jeu détaché de la réalité, voir d'une activité de jeunes casse-cous en mal de sensations fortes.
Il s’agit en fait du « the more you sweat in peace, the less you bleed in war »[3] des militaires, ou comme le disait Raymond Belle « si deux chemins s’offrent à toi, choisis le plus difficile »[4], ou encore de l’histoire du jongleur qui s’entraîne avec 11 balles à l’entrainement, et en enlève 2 pour être à son aise devant son public. « Le Parkour, c’est exactement ça : enchaîner les obstacles, se mettre volontairement des difficultés sur son chemin pour que dans la vie normale, tu sois encore plus à l’aise »[5], nous dit David Belle. Il me semble alors que le parkour, ce n’est pas repousser nos limites pour accomplir des exploits « surhumains » (qui se révéleront inutiles, absolument pas applicables pour un déplacement en situation réelle), mais bien d’accomplir des exploits (ou du moins, ce qui semble en être pour un non-pratiquant) pour agrandir notre « safe zone », la somme des possibilités de notre corps qui nous semblent faisables, faciles, sans danger, et applicables en situation réelle. Faire un saut de précision de 11 pieds de long entre deux barres, on ne le fera jamais pour se déplacer vraiment, situation d’urgence ou non. Mais si jamais le besoin de faire un saut de précision entre deux murs distants de 8 pieds se fait un jour sentir, cela semblera alors totalement naturel.
Et ces possibilités du corps ne sont bien sûr pas limitées au déplacement. Toute activité physique bénéficiera de l’entraînement effectué. Le parkour, parce qu'il nous force à nous adapter à de multiples situations, parce qu'il est une activité physique complète, a une bonne transposition (carry over) sur d'autres disciplines.

On peut voir même plus loin : le parkour n’amène pas uniquement des compétences physiques. Utiliser les obstacles à notre avantage, en tant que grand principe du parkour, peut être étendu à tous les obstacles en général, dans une sorte de « ce qui ne tue pas rends plus fort », permettant de saisir le positif dans l’adversité, de rentrer dans les obstacles de la vie au lieu de lâchement les éviter. L’ouverture d’esprit que peut amener le parkour, en nous débarrassant des fonctions prédéterminées de l’environnement, apprendre à connaître nos limites, à se reconnaître comme juge de nos propres capacités, avoir le courage d'affronter nos peurs (n'oublions pas qu'une phobie se développe d'autant plus qu'on évite le sujet de la phobie!), savoir prendre des risques mesurés pour avancer, … tous ces éléments et bien d’autres encore font que le parkour contribue à créer des personnes fortes et autonomes bien au-delà du simple moyen de locomotion. Reste néanmoins à réfléchir suffisamment sur sa propre pratique de la discipline afin de se rendre compte de ce qu’elle a à nous offrir, et d’appliquer cela afin d’être réellement utile. Et bien sûr, garder en tête que le parkour n’est qu’une des méthodes permettant de se développer, mais que ce genre de bienfaits peut venir de nombreux arts ou activités physiques. Le parkour est celle que j’ai choisi, j’y prends du plaisir et jusqu’à maintenant les effets en sont redoutables, ce n’est pas pour autant qu’elle est adaptée pour tout le monde, ni qu’elle est la plus efficace pour atteindre de tels effets sur le corps ou sur l’esprit. Si l’utilité est votre seul critère, alors peut-être qu’effectuer des recherches, aller voir ailleurs, serait bénéfique (je suis sûr que les militaires doivent avoir des bonnes méthodes pour être fort dans son corps et dans sa tête). Si l'utilité n'est pas votre monomanie, mais que devenir plus fort, plus utile sans pour autant devoir souffrir nuit et jour de votre entraînement, je ne peux que recommander le parkour. (Pas que j'aie testé les méthodes d'entrainement des forces spéciales, mais je doute que l'on y prenne un plaisir constant.)

En conclusion, je pense que le principal pour ne pas oublier en quoi consiste notre discipline, hormis le concept d’efficience, est de garder à l’esprit que le parkour est un condensé d’une méthode d’entrainement et d’un moyen de locomotion, et que les deux s’articulent mais doivent toujours rester séparés dans notre esprit. Le moyen de locomotion profite de la méthode d’entraînement, qui est normalement en grande partie le franchissement d’obstacles, mais profite également de n’importe quelle autre activité physique. La méthode d’entrainement parkour, consistant à franchir des obstacles pour se renforcer, amène bien sûr une locomotion plus efficiente (applicable ou non en dehors de l’entrainement), mais contribue au développement de nombreuses capacités qui peuvent être appliquées à des domaines dépassant largement le cadre du simple « point A -> point B rapidement ». C’est en cela que l’on devient « fort pour être utile », même si on ne l’utilisera jamais pour échapper à un tigre...

Yann Daout

[1] S.Bass, « Pressure and progression », http://www.universalparkour.com/904/pressure-progression/[↩]
[2] Amos Rendao, Parkour Randori, http://www.apexmovement.com/blog/parkour-randori-putting-it-to-the-test-in-real-life-emergency-situations-revised/[↩]
[3] George S. Patton[↩]
[4] D. BELLE, Parkour, Editions Intervista, 2009[↩]
[5] Ibid.[↩]